En l’espace de trois ans à peine, le pays a pourtant opéré un basculement spectaculaire. Portée par l’émergence de son constructeur national Togg, une fiscalité extrêmement incitative et l’offensive de marques étrangères, américaines et chinoises en tête, la Turquie s’impose désormais comme l’un des marchés les plus dynamiques du continent.

Un décollage spectaculaire en 2025
La Turquie connaît une croissance impressionnante cette année. En effet, alors que plusieurs pays européens voient les ventes de véhicules électriques stagner ou reculer, la Turquie explose tous les compteurs.
En effet, les chiffres parlent d’eux-mêmes : selon les données de l’Association des distributeurs automobiles (ODMD), sur les onze premiers mois de 2025, le pays a enregistré 166 665 ventes de véhicules 100 % électriques, soit plus du double par rapport à la même période en 2024. À ce rythme, la Turquie s’apprête à clôturer l’année avec une augmentation des ventes de plus de 100 % en un an.
Si l’on élargit le spectre aux véhicules électrifiés dans leur ensemble, la bascule est toujours plus saisissante. Les hybrides rechargeables progressent de plus de 658 % pour atteindre 42 857 unités sur onze mois, tandis que les hybrides classiques totalisent plus de 252 000 ventes. Résultat : au cumul janvier-novembre 2025, les véhicules électrifiés (BEV + PHEV + HEV) représentent environ 45 % des immatriculations totales, contre moins de 25 % l’année précédente.
Togg, Tesla, BYD : un trio qui domine le marché
Derrière ces chiffres symboles d’un progrès efficace, trois marques se partagent la quasi-totalité du marché des 100 % électriques, avec des stratégies et des profils radicalement différents.
Le lauréat est Togg, le constructeur national turc. Il occupe la première place du podium avec 31 715 unités vendues sur onze mois. Ce chiffre marque un tournant symbolique : pour la première fois, une marque automobile turque devient leader d’un segment stratégique. Lancée en 2023 avec le SUV T10X, Togg bénéficie d’un soutien politique massif et d’une fiscalité ultra-avantageuse réservée aux modèles produits localement.

Tesla arrive en deuxième position avec 29 955 ventes. Le mois de juin a ainsi été historique pour la marque, avec plus de 7 200 unités écoulées en un seul mois. La marque américaine a profité des défaillances du système fiscal turc. En effet, si un VE a une puissance de plus de 160 kW, il est taxé abondamment (40 à 60 %). Tesla a donc bridé ses véhicules à cette limite pour permettre aux Turcs d’acheter sans se ruiner.
BYD complète le podium avec 17 639 unités vendues. Arrivé tardivement sur le marché turc fin 2023, le géant chinois a méthodiquement déployé une gamme de neuf modèles couvrant tous les segments. En 2025, BYD a annoncé un investissement d’un milliard de dollars pour construire une usine de production à Manisa, capable de produire 150 000véhicules par an dès fin 2026. Un coup stratégique qui permettra au Chinois de contourner les tarifs d’importation de 40 %.
Un réseau de recharge en extension rapide
L’explosion des ventes pousse logiquement le pays à accélérer le déploiement de son infrastructure. Et les chiffres montrent un rattrapage accéléré, même si le maillage reste très inégal.
En juin 2025, la Turquie comptait 31 433 points de charge publics selon l’Autorité de régulation du marché de l’énergie (EPDK), contre seulement 6 500 en mars 2023. Cette croissance de plus de 370 % en deux ans témoigne d’un effort réel, même si elle part d’une base très faible. À l’automne 2025, le réseau dépasse les 37 000 prises, concentrées à Istanbul (plus de 3 000 stations), Ankara (1 322 stations) et Izmir.

L’infrastructure turque se structure autour de plusieurs opérateurs majeurs :
ZES domine le marché avec un réseau national couvrant les autoroutes et les centres urbains.
Trugo, le réseau propriétaire de Togg, compte désormais plus de 1 000 chargeurs ultra-rapides DC et 600 stations AC répartis dans les 81 provinces du pays.
Eşarj, opéré par Enerjisa, propose un réseau multimarque accessible via application mobile.
Le problème en Turquie, c’est qu’au-delà des métropoles, c’est plus compliqué. Effectivement, les zones rurales restent largement sous-équipées. Les objectifs gouvernementaux sont ambitieux : 143 000 prises d’ici 2030 et 273 000 en 2035 pour accompagner un parc estimé à 1,5 million de véhicules électriques. Mais pour y parvenir, il faudra mobiliser entre 500 et 600 millions d’euros d’investissements.
La taxe ÖTV
Ce succès ne vient pas de nulle part. Si la Turquie connaît une telle explosion des ventes de véhicules électriques, c’est avant tout grâce à une politique fiscale ultra-agressive qui fait du véhicule électrique l’option la plus rationnelle économiquement.
Au cœur du dispositif : la taxe spéciale de consommation (ÖTV), qui s’applique à tous les véhicules neufs selon un barème basé sur la puissance, le prix et l’origine du véhicule. Pour les véhicules thermiques, cette taxe oscille entre 80 %et 220 % du prix de base, ce qui rend l’achat d’une voiture essence ou diesel extrêmement coûteux pour le consommateur moyen.
À l’inverse, les véhicules électriques bénéficient de taux réduits spectaculaires : 10 % pour les modèles de moins de 160 kW et d’un prix de base inférieur à 1,65 million de livres turques (environ 47 000 euros), et jusqu’à 60 % au-delà de ces seuils. Même dans le cas le plus défavorable, un véhicule électrique reste fiscalement plus attractif qu’un équivalent thermique.
Autre incitation gouvernementale, le système intègre une prime à la production locale : les véhicules électriques assemblés en Turquie, comme les Togg, bénéficient d’avantages fiscaux supplémentaires, notamment des déductions sur l’impôt sur les sociétés pour les entreprises qui les achètent. Une mécanique qui vise clairement à favoriser Togg face aux importations.
Ce dispositif a eu un effet immédiat sur les comportements d’achat. En juin 2025, juste avant un ajustement des seuils fiscaux, les ventes de véhicules électriques ont explosé de 233,6 % en glissement annuel, les acheteurs se précipitant pour profiter des taux les plus bas avant leur révision. Tesla, avec sa Model Y bridée à 160 kW, a parfaitement exploité cette fenêtre d’opportunité.

Mais cette politique fiscale pose question. En créant un avantage fiscal massif pour Togg, l’État turc fausse la concurrence et décourage potentiellement d’autres constructeurs internationaux d’investir dans le pays.
Des objectifs ambitieux à horizon 2030
Le gouvernement turc ne cache pas ses ambitions. Le plan national vise 2,5 millions de véhicules électriques en circulation d’ici 2030, dont 35 % produits localement. Un objectif qui monte à 10 millions de véhicules en 2040, avec une flotte 100 % électrique en 2053 pour atteindre la neutralité carbone.
Pour y parvenir, l’État mobilise plusieurs leviers : subventions à la R&D, soutien aux usines de batteries, développement du réseau de recharge via des partenariats public-privé, et maintien d’une fiscalité favorable aux véhicules électriques produits localement.
Mais ces objectifs supposent une stabilité économique et une trajectoire de croissance soutenue que le pays peine à garantir. L’inflation élevée, la volatilité de la livre turque et les tensions géopolitiques régionales constituent autant d’incertitudes qui pourraient ralentir ou compromettre ces ambitions.
Un écosystème local en structuration
Le pays développe progressivement un écosystème industriel local autour de l’électromobilité.
SIRO produit les batteries des véhicules Togg dans son usine de Gemlik. Avec une capacité actuelle de 3 GWh par an, l’usine ambitionne d’atteindre 20 GWh d’ici 2031, de quoi équiper plusieurs centaines de milliers de véhicules.

Aspilsan produit chaque année environ 22 millions de cellules de batteries, principalement en technologies nickel-métal-hydrure et lithium-ion. Historiquement tournée vers les secteurs de la défense et de l’énergie, l’entreprise amorce désormais un virage vers l’automobile.
En 2025, trois nouvelles usines de batteries sont entrées en production : Ottomotive (5 GWh de packs de batteries), Reap Battery (5 GWh pour le stockage d’énergie) et Maxxen (10 GWh). Ces capacités cumulées de 20 GWh positionnent la Turquie comme un hub régional potentiel pour la production de batteries.
Enfin, l’industrie des composants et équipements pour véhicules électriques affiche une croissance impressionnante : les exportations de pièces détachées pour VE ont atteint plus d’1 milliard d’euros en juin 2025, en hausse de 13 % sur un an.
Les freins structurels à l’adoption de masse
Malgré la croissance spectaculaire des ventes, plusieurs obstacles persistent et pourraient ralentir la dynamique à moyen terme.
Les tarifs douaniers, fixés à 40 % sur les véhicules électriques importés de Chine, pénalisent fortement les acheteurs et limitent l’accès aux modèles chinois les plus abordables. Cette mesure protectionniste vise à favoriser la production locale, mais elle réduit aussi la concurrence et maintient les prix à des niveaux élevés pour une large partie de la population.
En Turquie, il n’y a pas de normes CO₂. Cela laisse le marché thermique prospérer sans pression réglementaire. Contrairement à l’Union européenne, où les quotas d’émissions forcent les constructeurs à électrifier leurs gammes, la Turquie n’impose aucune contrainte climatique sur les ventes de véhicules neufs.
Le réseau électrique constitue une préoccupation croissante. Avec une forte dépendance aux importations de gaz naturel et une capacité limitée de production renouvelable domestique, le pays pourrait faire face à des tensions sur le réseau si le parc de véhicules électriques atteint les objectifs de 2,5 millions d’unités d’ici 2030.
Les infrastructures rurales restent largement insuffisantes. Si les grandes villes concentrent l’essentiel des bornes, le reste du territoire peine à suivre. L’absence de maillage autoroutier complet freine l’adoption pour les trajets interurbains.
Comme partout, le prix est encore un problème d’adoption. Même avec les avantages fiscaux, un véhicule électrique reste un investissement considérable dans un pays où le pouvoir d’achat est sous pression.

Une surprise européenne, mais encore fragile
La Turquie s’impose comme l’une des surprises majeures de l’électromobilité mondiale. En trois ans, le pays est passé d’un marché anecdotique à un acteur qui rivalise avec des nations européennes.
C’est une accélération qui repose en grande partie sur une politique fiscale qui favorise massivement la production locale au détriment de la concurrence internationale. Si cette stratégie permet de structurer une filière nationale, elle rend aussi le marché extrêmement dépendant des choix fiscaux de l’État. Toute révision à la baisse des avantages ÖTV pourrait brutalement casser la dynamique.
La Turquie développe son électromobilité, et vite. Ce pays, qui fait pont entre l’Europe et l’Asie, est ambitieux. Voyons si cette transition perdurera dans le temps.





















